Voici un dossier complet sur le Invention Secrecy Act de 1951 : son contexte historique, son fonctionnement juridique, ses implications pour l’innovation et la transparence, ainsi qu'une analyse critique sur ses effets. J’inclurai aussi les chiffres les plus récents disponibles sur le nombre de brevets actuellement classifiés, avec une ventilation par secteur (défense, spatial, énergie, etc.).
Invention Secrecy Act (1951) – Contexte et fonctionnement
L’Invention Secrecy Act de 1951 (promulguée le 1er février 1952) donne au gouvernement américain le pouvoir de retenir certaines inventions jugées sensibles au point de nuire à la sécurité nationale ou à la stabilité économique du pays. Ce dispositif légal découle des pratiques mises en place pendant les deux guerres mondiales : en 1917 puis de 1941 à 1945, le Congrès avait autorisé le PTO (Office des brevets) à classer et cacher les brevets « défense » sous prétexte de sécurité. L’ISA de 1951 a rendu ces mesures permanentes en temps de paix, codifiées aux 35 U.S.C. §§ 181–188.
Concrètement, toutes les demandes de brevet déposées aux États-Unis font l’objet d’un examen de sécurité : si une agence fédérale (Défense, Énergie, NSA, NASA…) estime que la publication de l’invention serait « nuisible à la sécurité nationale », elle peut demander au Commissaire des brevets d’imposer un ordre de secret. Dès lors, le brevet ne sera ni publié ni délivré tant que l’ordre subsiste. L’inventeur se voit interdire de divulguer son invention (même auprès d’investisseurs privés) et ne peut déposer de brevet à l’étranger sans autorisation spéciale. Les procédures internes (37 C.F.R. §5.2‑5.3) prévoient que l’examen peut continuer jusqu’à l’admissibilité du brevet, mais la délivrance finale est suspendue jusqu’à la levée de l’ordre. L’ordre de secret est valable initialement un an et renouvelable par la défense, et l’inventeur peut théoriquement réclamer une « compensation raisonnable » auprès de l’agence concernée (conformément à 35 U.S.C. 183), bien que cette indemnisation soit rare et limitée.
L’ISA prévoit plusieurs niveaux d’ordres classés (par ex. Type I, II, III) pour ajuster la sévérité (de simples restrictions à l’export jusqu’à la classification complète du dossier), mais l’effet essentiel est toujours le même : le secret complet de l’invention. En résumé, l’Invention Secrecy Act oblige les agences fédérales à censurer tout brevet contenant des technologies jugées sensibles, même si l’invention émane de civils ou d’entreprises privées.
Impacts et enjeux
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Transparence et contrôle démocratique : Les ordres de secret créent une zone d’ombre dans le système des brevets. Les brevets classés ne sont pas publiés et sont absents du registre public, ce qui empêche la société civile et le Congrès d’en connaître le contenu. De plus, le processus de décision est très peu encadré : comme le relève une étude juridique, le système « n’a presque aucune garantie pour empêcher les abus et l’empiètement sur les droits de propriété intellectuelle privés par le gouvernement ». Il n’existe pratiquement aucun mécanisme de recours externe pour l’inventeur, qui ne peut contester valablement un ordre tant que celui-ci court. Bref, l’ISA introduit une opacité considérable dans le régime des brevets, au bénéfice de la sécurité nationale mais au détriment de la responsabilité démocratique.
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Innovation technologique : En caviardant des inventions, l’ISA fait obstacle à la diffusion des connaissances. Les brevets sont conçus pour partager les détails techniques afin de stimuler les améliorations ultérieures ; un brevet secret rompt cette logique. Une étude académique sur le cas du programme de confidentialité de la Seconde Guerre mondiale montre que les brevets longtemps cachés ont été environ 15 % moins cités dans les brevets futurs, ce qui suggère un frein notable à l’avancement technologique. Comme le souligne le chercheur D. Gross (Harvard), « tout le monde dans le système bénéficie de l’accès à l’information sur la pointe de la technologie », et masquer artificiellement cette information génère un « effet vague » défavorable à l’innovation. Toutefois, cet inconvénient doit être mis en balance avec la sécurité nationale : selon Gross, le coût global de ce retard était à l’époque probablement acceptable au regard des impératifs stratégiques.
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Sécurité nationale : Pour ses partisans, l’ISA reste un outil essentiel afin d’empêcher la prolifération de technologies sensibles (radar, cryptographie, matériaux avancés, etc.). Historiquement, elle a été activement utilisée pour protéger des inventions militaires critiques (plusieurs milliers d’inventions liées à l’effort de guerre avaient été classées durant la 2GM). En théorie, cela protège l’arsenal technologique américain contre la copie ou le transfert aux adversaires. Dans le contexte actuel (cybersécurité, drones, IA…), certains responsables de la défense considèrent que masquer certaines innovations est un levier indispensable de stratégie nationale, malgré le coût en termes de connaissances publiques.
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Droits des inventeurs : Du point de vue de l’inventeur, l’ISA retire de facto le brevet du marché sans compensation immédiate. Tant que l’ordre de secret court, il ne peut exploiter, vendre ou protéger commercialement son invention (ni aux États-Unis ni à l’étranger). Bien que la loi prévoit théoriquement une indemnité (35 U.S.C. 183), cette compensation est versée par l’agence de sécurité concernée et reste souvent symbolique. Des cas litigieux (par ex. Damnjanovic v. USAF) ont montré que les inventeurs obtiennent rarement des montants significatifs (une condamnation de 63 000 $ après des années de procédure pour un couple d’inventeurs){}, ce qui fragilise l’incitation à inventer. De surcroît, l’absence d’annonce publique empêche l’inventeur de prouver ultérieurement l’antériorité de son invention contre d’autres brevets (tant que le secret n’est pas levé, l’idée reste sous le boisseau).
Chiffres récents et ventilation par secteur
Selon les dernières données du Patent Office, le nombre de brevets sous ordre de secret est aujourd’hui de l’ordre de quelques milliers. À la fin de l’exercice 2024 (FY2024), 6 471 brevets étaient encore classés. Ce chiffre a régulièrement cru au cours des dernières décennies : environ 4 915 en 2005, 5 579 en 2015, 5 915 en 2020 et 6 155 en 2023. Un rapport de 2021 basé sur les archives du PTO confirme au total 6 322 brevets secrets, dont la majorité remonte aux années 1980–90 (par exemple 916 brevets classés en 1982 étaient encore sous secret en 2021).
La répartition par secteur montre que les agences militaires sont de loin les plus impliquées. Par exemple, en FY2024 la Marine (US Navy) a imposé 168 nouveaux ordres de secret et l’US Air Force 113, contre seulement 12 pour l’US Army. À titre de comparaison, la NSA n’en a imposé que 2, la Nasa 5, et le Department of Energy (secteur énergie) seulement 1. (Le « DTSA » cité dans les statistiques est la Defense Technology Security Administration.) En pratique, ce sont donc les technologies de défense qui font l’objet de l’essentiel des restrictions. Durant la même période, environ 356 nouveaux ordres ont été instaurés contre 40 levés (résiliés), illustrant le solde positif qui fait croître le stock de brevets secrets année après année.
Évolution historique
On observe une tendance haussière depuis l’adoption de l’ISA. Juste après la loi, le nombre de brevets classifiés était très faible (quelques dizaines datant des premières années d’application restent recensées). Dès les années 1980, en revanche, le programme s’intensifie: des centaines de brevets par génération d’années ont été placés sous secret (p. ex. 916 brevets issus de 1982, 598 de 1989 sont encore actifs). Après l’an 2000, le rythme se maintient à plusieurs dizaines de nouveaux dossiers secrets par an. Au total, on compte aujourd’hui environ 6 500 brevets affectés par un ordre de secret, un chiffre jamais atteint depuis les années post-guerre froide.
En résumé, l’Invention Secrecy Act établit un compromis entre sécurité et diffusion des connaissances. Elle confère au gouvernement un pouvoir exceptionnel de censure des brevets, au prix d’une opacité significative pour la société et les inventeurs. La communauté scientifique et les praticiens du droit critiquent son manque de transparence et ses effets potentiellement refroidissants sur l’innovation, tandis que les défenseurs soulignent le rôle stabilisateur de ces mesures pour la sécurité nationale.
Sources : USPTO, Federation of American Scientists (FAS), travaux académiques (Harvard Business School, Texas A&M), etc. Chaque affirmation ci-dessus est appuyée sur ces sources officielles et analyses publiées.
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